Science étatsunienne : Triomphe ou tragédie ?
Clifford D. Conner, The Tragedy of American Science: From Truman to Trump, Haymarket Books, 2020, 300 pages
Recension par Hamid R. Ekbia
Volume 23, Number 3, Bio-Politics
La science étatsunienne1 a longtemps aspiré à se présenter comme exceptionnelle.2 En 1966, l’historien Hunter Dupre a invité ses collègues à célébrer cet exceptionnalisme, selon lui, longtemps négligé. Plus d’un demi-siècle plus tard, Clifford Conner s’attaque à la grande thèse de Dupre qu’il chamboule. Avec cette étude à la fois triste et merveilleuse, Conner remet en question les discours dominants sur le statut, l’objectivité et l’intégrité de la science étatsunienne, en révélant le rôle joué par l’argent, l’armée et la politique dans la production de son apparente supériorité au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.
Lui-même historien des sciences, Conner est pleinement conscient des réalisations de la science et de la technologie étatsuniennes. Dans un livre antérieur, Histoire Populaire des Sciences (2005), il a décrit les contributions des citoyens ordinaires aux sciences, mais il a également mis en garde contre le potentiel de corruption de l’argent des grandes compagnies et du pouvoir militaire. The Tragedy of American Science est une suite importante à cette histoire, qui suit la détérioration des sciences, les triomphes potentiels cédant la place à de simples sous-produits des technologies militaires. Pour illustrer ceci, Conner s’applique à retracer le cours des développements dans les sciences physiques, biologiques et sociales, en nommant les institutions, les groupes de réflexion, les réseaux et les scientifiques qui, pendant plus de sept décennies, ont fait progresser les objectifs impérialistes et les programmes d’entreprises tout cela au nom de l’investigation scientifique. La diversité de ce que Conner révèle à propos de ces acteurs en ce qui concerne leurs formations, leurs disciplines, leurs réputations et leurs affiliations est impressionnante.
Conner aborde cette tâche immense en quatre sections, en examinant d’abord la marche à la privatisation de la science, puis sa militarisation, puis en se demandant « comment nous nous sommes mis dans ce pétrin », et enfin en expliquant « la seule manière de s’en sortir ». Il commence la première section avec l’ énorme mensonge» des nutritionnistes qui ratissent les données pour formuler des recommandations diététiques gouvernementales sous l’égide d’agences gouvernementales, mais avec le financement de grandes sociétés comme Coca-Cola ; la «science» nutritionnelle qui en résulte menace en fait la santé de la population étatsunienne. De même, dans le domaine de l’agriculture, le développement agressif des organismes génétiquement modifiés (OGM) a placé les réserves alimentaires mondiales sous le contrôle monopolistique de multinationales étatsuniennes telles que DuPont et Dow, ce qui a exacerbé les inégalités mondiales en matière d’accès à l’alimentation. Ces développements ont été facilités par des organisations respectables telles que l’Académie nationale des sciences, dont les membres ont l’intégrité entachée par des financements corrupteurs (sous la forme de subventions de recherche et d’honoraires de consultation) de la part des grandes sociétés pharmaceutiques et pétrolières, ainsi que des fondations « caritatives » des frères Koch et compagnie.
La deuxième partie du livre fournit un compte rendu tout aussi instructif de la prédominance de l’armée dans le financement des sciences, qui a atteint de nouveaux niveaux sous l’administration Trump avec la coopération consentante des scientifiques. Conner explique cela dans le cadre du « keynésianisme armé » (lequel cherche à atténuer les cycles récurrents de crise capitaliste par des dépenses militaires) et du principe connexe de « gaspillage délibéré »(production économique qui, selon les termes de Conner, « ne logera, ne nourrira, ne vêtira ni ne profitera à personne d’aucune manière »). Ce qui pourrait être considéré comme du gaspillage délibéré dans l’économie nationale étatsunienne sert cependant un objectif très différent à l’étranger, à savoir la projection de la puissance impériale étatsunienne dans le monde entier. En mettant l’accent sur la fonction intérieure du keynésianisme armé, Conner aurait donc pu faire peu de cas de sa fonction impériale. Néanmoins, il relate superbement le rôle des sciences sociales dans l’avancement de la cause des militaristes, en montrant comment les professionnels des sciences physiques et biologiques servent de concepteurs et d’architectes des systèmes d’armes, tandis que toute une armée d’économistes, de psychologues, de spécialistes du comportement et de spécialistes des sciences sociales est mobilisée pour entretenir le mythe de la supériorité, de la légitimité et de la justesse de la science militarisée étatsunienne.
Alors comment en sommes-nous arrivés là ? La troisième partie du livre reprend cette question et donne une histoire « originelle » de ces développements pernicieux, en commençant par le projet Manhattan et par le mythe des “atomes pour la paix” qui continue de soutenir l’industrie sale, peu sûre et peu économique du nucléaire. La distribution qui a mis en scène ce drame tordu est large, mais ses stars comprennent la DARPA (Defense Advanced Research Project Agency), l’appropriation par les États-Unis des expérimentations médicales japonaises en temps de guerre, et la RAND Corporation ( surnommée « le groupe de réflexion qui contrôle les États-Unis » par l’auteur Alex Abella). L’acte le plus accablant de ce drame est cependant le recrutement généralisé de scientifiques nazis dans toutes les grandes branches de la science étatsunienne. De la science aérospatiale et balistique (appelons-la « science infernale ») à la médecine (appelons-la « science concentrationnaire ») et à la psychologie (appelons-la « science inquisitoriale »), d’anciens criminels nazis ont été récupérés les uns après les autres et affectés à des postes scientifiques importants aux États-Unis. Et avec quelle justification ? Pour reprendre Tom Lehrer parodiant Wernher von Braun (le criminel nazi baptisé père de la science spatiale étatsunienne) : « Une fois que les fusées sont lancées, qui se soucie de savoir où elles vont tomber ? » On pourrait exprimer ce sentiment ici : « Tant qu’un scientifique est prêt à faire le sale boulot, qui se soucie d’où il vient ? »
Compte tenu de tout ce que le livre documente, peut-on finalement qualifier cette histoire de tragédie ? Comme Conner l’indique d’emblée, en cadrant l’histoire de la science étatsunienne de cette manière, il s’inspire de The Tragedy of American Diplomacy de William Appleman Williams. Williams s’est inspiré de Karl Jaspers qui a trouvé « une véritable tragédie… seulement dans cette destruction qui ne met pas prématurément fin à tout développement et succès, mais qui plutôt émane de ce succès même ».3 Comment comprendre autrement l’histoire que Conner nous présente de façon si vivante? Et en quel terme autre que « tragique » pouvons-nous donner un sens aux échecs fatals de la science étatsunienne sur fond de succès séduisants ? Si certains scientifiques en « temps de guerre » ont été à l’origine de dommages matériels très réels, la plus grande tragédie se situe dans le système politique, économique et social qui a fait de la science un instrument d’exploitation, de violence, de destruction et de meurtre. Comme le souligne Conner, « la tragédie de la science contemporaine vient moins de la science que de l’économie, de la politique et des relations publiques ». La crise de la COVID-19 a levé ce voile, mettant en évidence la « nécessité de remplacer le système économique mondial au service des intérêts privés par un système qui sert l’intérêt public. ».
C’est dans cet esprit que Conner va au-delà des expositions révélatrices, en utilisant la dernière section du livre pour fournir « une issue ». En tant que « junkie de science et de technologie » autoproclamé, et quelqu’un « qui prend la vie du bon côté », il donne un aperçu de certains des ingrédients d’une science au service des besoins humains. Prenant comme exemple le système de santé cubain – avec son internationalisme médical à large portée et le ratio médecin/patient le plus élevé au monde – les ingrédients comprennent une liste de mesures qui mettraient la science « sous un contrôle véritablement démocratique dans le contexte d’une économie mondiale planifiée ». L’histoire que Conner a mise à nu nous incite tous, en tant que citoyens ou scientifiques en activité, à éviter le pacte faustien de l’exception étatsunienne.
About the Author
Hamid Ekbia is Professor of Informatics, International Studies, and Cognitive Science at Indiana University, Bloomington, where he also directs the Center for Research on Mediated Interaction. He is interested in the political economy of computing, in the future of work, and in how technologies mediate socio-economic, cultural, and geo-political relations of modern societies. His most recent co-authored book Heteromation and Other Stories of Computing and Capitalism (MIT Press, 2017) examines computer-mediated modes of value extraction in capitalist economies, and his earlier book Artificial Dreams: The Quest for Non-Biological Intelligence (Cambridge University Press, 2008) is a critical-technical analysis of Artificial Intelligence.
Notes
- Note de l’édition: Dans la version originale de cet article, l’auteur emploie le terme « American (américain) » pour parler des « États-Unis », en accord avec l’usage de Conner et comme miroir de l’impérialisme étatsunien. Cependant, nous sommes conscients que l’Amérique se compose de 35 pays (ainsi que de territoires, départements et colonies d’outre-mer) pour la plupart sur des terres arrachées à des peuples autochtones, et conséquemment optons pour
- A. Hunter Dupre, “The History of American Science—A Field Finds Itself,” The American Historical Review 71, no. 3 (1966): 865.
- Karl Jasper, Tragedy Is Not Enough (Boston: Beacon Press, 1952), 95-96.